Pourquoi ces 5 imams cartonnent sur YouTube

Rachid Abou Houdeyfa, Mohamed Bajrafil, Hassan Iquioussen, Islam Ibn Ahmad et Rachid Haddach sont connus pour leurs chaînes YouTube. Chaque semaine ou presque, ils l'alimentent avec des tutoriels qui s'apparentent à du développement personnel.
 
par Gurvan Kristanadjaja
publié le 8 février 2016 à 13h50
(mis à jour le 11 février 2016 à 11h59)
 

 

En novembre dernier, l'imam de Brest Rachid Abou Houdeyfa, qui a bénéficié d'une popularité soudaine grâce à la diffusion de ses prêches sur YouTube, est dans la controverse. Le religieux, dans l'une de ses vidéos, déclare à un parterre d'enfants que ceux qui écoutent de la musique risquent d'être «transformés en porc». Après les attentats du 13 Novembre, lorsque le débat se cristallise autour de l'islam et du radicalisme, il est pointé du doigt pour ses prêches ultraorthodoxes, son dérapage faisant foi. En marge de la polémique, Xavier Bertrand, lui, parle d'«Imam Google» pour qualifier la forte présence de l'islam sur Internet.

 

Au-delà du débat qui l'entoure, le prêcheur brestois est la tête de gondole d'un phénomène bien réel : celui des prêcheurs religieux qui se font une popularité sur Internet, notamment sur YouTube.

 
 
Ils sont cinq piliers francophones à rediffuser leurs conférences ou leurs prêches sur la plateforme : Rachid Abou Houdeyfa, imam à Brest, Mohamed Bajrafil, imam à Ivry-sur-Seine, Hassan Iquioussen, Islam Ibn Ahmad et Rachid Haddach, tous trois conférenciers. S'ils ne prêchent pas tous un islam ultraorthodoxe, leurs pratiques sur Internet sont les mêmes. Libération a analysé les 2 683 vidéos de chacune de leurs chaînes YouTube.
 

 

Ils totalisent à eux seuls plus de trente millions de vues au sein de la rubrique éducation de la plateforme, presque autant que certaines autres chaînes connues dans la même catégorie comme Les Bons Profs (20 millions) ou Tutaupe (13 millions). A chaque fois, le dispositif est identique : ils posent face caméra, la voix est claire, l'allure plutôt aisée. La diction accentue chaque mot pour mieux marquer le propos. L'image haute définition témoigne d'un dispositif professionnel.

Un islam ultrapragmatique

Des clefs pour séduire le public plutôt jeune qui fréquente la plateforme, habitué à ce genre de dispositifs. Leur discours est aussi séducteur. Rachid Abou Houdeyfa comme Mohamed Bajrafil livrent dans leurs vidéos un islam ultrapragmatique. Ils offrent une réponse concrète aux questions contemporaines et très variées que se posent les jeunes musulmans : peut-on envoyer des émoticones ? Peut-on faire l'amour ? Comment se laisse-t-on pousser la barbe ? Ces prêcheurs indiquent ce qu'il est bon ou non de faire, selon leur lecture du coran. Ils ont su profiter du «réflexe Google» : si l'utilisateur se pose une question, il va chercher la réponse sur Internet. Y compris pour connaître une application de la religion. Certains prêcheurs utilisent aussi dans leurs titres de vidéos la sémantique accrocheuse développée sur Internet pour certains contenus viraux : «Si tu veux te marier, avoir de l'argent et être heureux, ECOUTE!».

 

La vidéo la plus vue de ces prêcheurs est ainsi celle de Rachid Abou Houdeyfa, intitulée «Retiens tes larmes si tu peux». Cette séquence d'une demi-heure débute avec des images d'enfants amaigris victimes de malnutrition, avec en fond sonore la voix de l'imam qui s'écrie : «L'homme qui dit "je veux faire un crédit pour avoir une plus belle voiture", pourquoi tu ne remercies pas ton seigneur pour la voiture qu'il t'a donnée, alors qu'il y a des Somaliens qui ne trouvent même pas de monture pour aller s'abreuver ? […] Le jour où la femme, elle se plaint, parce que la tapisserie de chez elle, elle ne lui satisfait plus trop [sic], elle veut changer de couleur, alors que la tapisserie est neuve. Va voir la tapisserie des Somaliens !» Résultat de ce plaidoyer des bons sentiments : 504 000 vues au total.

 

Autre vidéo très populaire sur ces réseaux, celle de Hassan Iquioussen, intitulée «Musulman et homosexuel ?». En description, il est questionné : «Comment se comporter lorsqu'un musulman tombe dans ce grand péché qu'est l'homosexualité ?» Le prêcheur y répond pendant vingt-sept minutes, abordant dans un premier temps le mariage pour tous : «Le mariage pour tous, ça ne veut rien dire, et c'est une arnaque. C'est le mariage pour les homos. Mais comme ils sont assez malins et intelligents, que ce sont des pros de la com, ils n'ont pas dit "le mariage pour les homos" parce qu'on n'a pas encore bien avalé la pilule.» Il poursuit : «Il est évident qu'en tant que musulman, je condamne l'homosexualité, parce que nous la considérons comme un péché. Comme je condamne la consommation d'alcool, comme je condamne le vol, et le viol.» Hassan Iquioussen explique la marche à suivre pour les musulmans pieux mais gays : «Tu peux très bien avoir un musulman pieux qui craint Allah et qui commet un grand pêché. Mais il est musulman, on ne va pas aider le diable. On doit l'aider à sortir de leur faiblesse. Ça peut durer un an ou dix ans.»

Effet «bulle de filtres»

Les vidéos les plus vues – entre 250 000 et 500 000 vues – abordent l'argent et l'homosexualité donc, mais aussi la dépression, la mort, le mariage, la fin du monde et les relations entre les «jeunes filles et les jeunes hommes».

 

 

YouTube n'est pas non plus étranger au succès de ces prêcheurs. Le but de la plateforme est de suggérer un contenu similaire à celui visionné. Ce qui importe pour le réseau, ce sont les chiffres : le nombre de vues et le temps passé. Ainsi, si l'on regarde le prêche d'un imam sur YouTube, il en est proposé 20 autres à droite de l'écran. Selon l'analyse des suggestions de vidéos réalisée par Libération, la plupart redirigent vers une autre de la chaîne visionnée, ou vers celle d'un des cinq prêcheurs. Quant à celles qui renvoient vers des chaînes extérieures, presque toutes concernent l'application contemporaine de l'islam.

C'est l'effet «bulle de filtres» conceptualisé par Eli Pariser. Pour lui, les algorithmes contribuent à placer l'utilisateur dans un isolement en s'appuyant sur la personnalisation du contenu. Sur YouTube, cet effet est renforcé par la fonction «recommandé pour vous», qui va suggérer des vidéos en fonction de son historique.

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Le résultat de l’analyse des 2683 vidéos des cinq prêcheurs. Chaque point représente une vidéo, le trait la façon dont elles sont reliées entre elles. Les bulles grises correspondent aux vidéos qui ne font pas partie d’une des cinq chaînes étudiées.

Succès inattendu et vrai business

Tous les imams contactés l'avouent : ce ne sont pas eux qui gèrent leur stratégie sur la plateforme YouTube. Mohamed Bajrafil, joint par Libération, explique même ne pas bien comprendre sa soudaine popularité sur Internet : «Ce sont trois de mes élèves qui ont eu cette idée. Ce sont eux qui s'occupent de la mise en ligne des vidéos et du site Internet. Je trouve cela intéressant pour donner la bonne parole.» Quant à l'éventualité de monnayer ses prestations sur YouTube, l'imam est catégorique : «Non je ne toucherai jamais un centime, notre religion l'interdit. Nous faisons un appel aux dons parfois lorsqu'il faut louer une salle pour des conférencesD'autres, en revanche, ont développé un petit business autour de ces vidéos.

 

Rachid Abou Houdeyfa, l'imam de Brest, vend par exemple des DVD et CD de ses prêches diffusés sur YouTube. Il y reprend les thématiques les plus vendeuses : la mort, le crédit bancaire, l'adolescence, la drogue, «comment devenir un bon commerçant». Ses films, qui se revendent entre 6 et 20 euros, sont édités par «la Sunna», une maison d'édition dont est propriétaire la société Globacom, qui possède elle-même le portail de revente de DVD et CD de prêches en ligne Iqrashop ainsi qu'un important magasin musulman rue Jean-Pierre-Timbaud à Paris.

Hassan Iquioussen, conférencier, vend également des enregistrements sonores de ses prêches sur la plateforme en ligne Iqrashop. A l'inverse de l'imam de Brest, pour le conférencier, la vente de ses disques semble avoir précédé le développement de sa chaîne YouTube. Impossible de connaître en revanche le nombre de produits vendus chaque année, la société éditrice ayant refusé de nous répondre, ni si les conférenciers en retirent un profit (ceux-ci n'ont pas donné suite à nos sollicitations).

 

«C’est un phénomène qui touche au développement personnel»

 

Pour Raphaël Liogier, philosophe, sociologue du religieux et auteur de la Guerre des civilisations n'aura pas lieu, Rachid Abou Houdeyfa est devenu «une vraie marque, avec ses produits dérivés». Si certains autres imams y sont venus par hasard, le plus connu d'entre eux sur YouTube soigne sa stratégie sur Internet : «Ces vidéos le font exister, il était inconnu avant ça. Contrairement aux autres imams, son parcours est plus flou, on ne sait pas vraiment s'il est universitaire ou docteur. Il est devenu une vraie star sur Internet et ses fans cherchent de plus en plus à le rencontrer. Rachid Abou Houdeyfa commence d'ailleurs à organiser des rencontres». Selon le sociologue, certains prêcheurs cherchent même à apparaître sur sa chaîne, afin d'être plus visibles.

Dans les autres «grandes» religions, un tel phénomène n'est pas ou peu observé. Raphaël Liogier explique : «Ces imams qui prêchent sur YouTube, c'est un phénomène qui touche au développement personnel. C'est rempli de conseils et assez éloigné des sermons habituels. Dans les autres "grandes" religions, il n'y a pas cet aspect développement personnel

Ousmane, un musulman converti, consulte certaines de ces vidéos. Il les partage de temps en temps sur sa page Facebook. S'il dit leur reprocher de ne pas être toujours porteuses de la parole de «scientifiques», il explique en revanche y rechercher «une compréhension qui nous facilite [la vie] aujourd'hui en 2015 et qui faciliterait les générations futures et non une compréhension qui nous ramènerait 1 400 ans en arrière.»